Du regard
Immersion dans le monde de l’image
Notre mode de représentation le plus usuel des images (peinture, dessin, photo) est façonné par leur mode de fabrication et de présentation.
Un tableau est une image peinte sur un support plan le plus souvent et pour la commodité de sa réalisation, disposé face à son créateur puis, il est présenté face au spectateur. L’image, qu’elle soit tableau, livre (texte), affiche, écran est généralement présentée sur un support plan orthogonal par rapport à l’axe du regard. Nous sommes culturellement façonnés par ce système de présentation qui est une mise à plat graphique, picturale mais qui n’est qu’une commodité pour la réalisation des oeuvres.
C’est la coutumière représentation en 2D. Arbres et collines, rochers et nuages sont mis à plat pour une représentation très particulière qui a façonné les oeuvres d’art depuis des siècles. L’écriture et la lecture (livres, journaux, écrans d’ordinateur) contribuent et perpétuent ces habitudes visuelles.
Cette disposition conditionne et formate notre regard et notre perception.
La nature
Pourtant la nature n’est pas plane, elle se déploie devant nos yeux, nous en parcourons ses circonvolutions, elle nous entoure, nous en sommes le centre visuel certes, cantonné le plus souvent à ras de terre, de la hauteur de notre regard mais notre point de vue est mobile.
Nuages
« Parfois nous voyons un nuage en forme de dragon,
Une vapeur parfois, comme un ours ou un lion,
Une haute citadelle hérissée ou un promontoire
Avec des arbres par dessus qui font signe au monde
Et se jouent de nos yeux avec de l’air. »
Shakespeare. Antoine et Cléopatre. Acte IV, scène 14
Sometimes we see a cloud that’s dragonish,
A vapor sometime like a bear or lion,
A towered citadel, a pendant rock,
A forkèd mountain, or blue promontory
With trees upon ’t that nod unto the world
And mock our eyes with air. Thou hast seen these signs.
They are black vesper’s pageants.
« Ce qui ressemble à un cheval se défait dans le vent aussi vite qu’une pensée et ne se distingue pas plus que de l’eau versée dans l’eau. »
» What looks like a horse is quick as thought disfigured by the wind, made as difficult to distinguish as water poured into water. «
Shakespeare. Antoine et Cléopatre. Acte IV, scène 14
Paréidolie, interprétation
Paréidolie (pareidolia), phénomène psychologique consistant à reconnaître des formes, des personnes, des animaux dans l’environnement usuel comme par exemple dans un nuage.
Laissons faire les images, hasard, accident.
Clin d’oeil à Rorschach, dessin expéditif proposé sur des images de chocolat.
Le test de Rorschach, série de planches d’images symétriques obtenues par pliage de papiers fraichement encrés est proposé à l’interprétation et au regard de patients du psychanalyste Hermann Rorschach.
L’oeil écoute
Avec Rorschach la paréidolie est considérée comme un symptôme, l’image « parle » et est interprétée.
À l’écoute des images.
« Si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches ou faits de pierres multicolores avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras par analogie des paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines et collines de toutes sortes. Tu pourrais y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses. »
Léonard de Vinci. Traité de la peinture.
Pour Léonard de Vinci la paréidolie est tenue pour une méthode artistique, exercice de perception, sensibilisation.
Le carré que chacun décèle n’a pas d’existence graphique. Et pourtant notre vision le construit aisément et avec évidence, quoiqu’incomplet.
Gestalt
Apparition d’une forme signifiante. Notre perception a tendance à associer des éléments ou fragments isolés par leur arrangement, leur disposition, la symétrie éventuelle pour en faire des formes. La théorie de la Gestalt analyse et observe ces phénomènes.
Quelques particularités remarquables de la Gestalt
L’oeil « fera quelque chose » d’éléments disposés aléatoirement comme un ensemble de points. Une forme apparaitra.
Une continuité de points s’enchainera et se définira comme ligne.
Proximité et similitude d’éléments contribuent à les associer.
Notre vision complète et achève des formes ou images partielles ou tronquées.
La symétrie aussi a son rôle et impose son évidence.
La persistance rétinienne vient mystifier notre perception.
Paréidolies murales, domestiques, architecturales
Les dendrites de George Sand
Les dendrites de George Sand qu’elle appelle « aquarelle à l’écrasage »: des taches de couleurs sont jetées sur du papier puis, à l’aide d’un bristol ou d’une vitre on en prend l’empreinte qui, en s’écrasant et s’étalant, se déforme. À partir de 1860.
« Cet écrasement produit des nervures parfois curieuses. Mon imagination aidant, j’y vois des bois, des forêts ou des lacs, et j’accentue les formes vagues produites par le hasard. »
George Sand. Correspondance.
Représentation dans l’art pariétal
En des temps anciens où la nuit était noire
Dans un monde où la peur, la crainte des dangers, la pénombre ont été les créateurs de mythes, les premières images sont nées sur des murs et ont dû être l’objet de culte et de vénération. C’est aussi aux ombres et à la nuit, porteurs d’inquiétude et de terreur que l’homme a confié ses premières représentations.
La nature, les arbres, les rochers se peuplent d’images façonnées à la faveur de l’obscurité qui tombe. Avec la nuit noire apparaissent des créatures étranges, dangereuses, fascinantes, effrayantes.
Ce sont le plus souvent des animaux dont l’image apparait comme projetée sur les parois latérales ou même zénithales des cavernes. Images isolées de leur environnement. Ni sol, ni végétaux ne les accompagnent, ces images peintes ou gravées semblent flotter sur les parois des grottes.
L’ombre et le profil
La représentation d’animaux vus de profil semble bien la plus courante, c’est celle que procure l’ombre, plus significative lorsqu’elle affiche un profil qu’une face ou une vue arrière.
C’est plutôt de profil que de face qu’un animal est observé à son insu par l’observateur-chasseur.
Processus créateur
La création « artistique », la première adjonction d’un tracé ou d’une ombre complémentaire à la vision donnée a dû naître de cette perception d’images dans le monde naturel, que ce soient à partir de nuages, de masses végétales ou de formes rocheuses.
Paréidolie à l’époque des nuits noires
Nos civilisations citadines ont réussi à faire disparaître ou du moins considérablement atténuer l’obscurité (citadine) de nos nuits.
Prédisposition créatrice
Il y a des milliers (et des milliers) d’années.
Le contexte : nuits obscures (ce qui n’exclut pas les nuits de pleine lune). Nous sommes (et le sommes toujours) marqués par nos origines de chasseur-chassé. Notre regard aux aguets est prêt à déceler la proie ou l’ennemi tapi dans les feuillages. Notre système de vision, la répartition de nos cônes et bâtonnets, vision fovéale et vision périphérique ou latérale en traduit bien l’importance. Cette prédisposition nous garde vigilant et ouvert au surgissement et à l’apparition d’images dans la nature, dans les formations menaçantes des nuages, sur les voûtes rocheuses des grottes, dans l’obscurité qui grandit en se peuplant de chimères et de fantômes, mêlant le gibier recherché, craint et vénéré et les créations de croyances construites sur nos peurs et notre imaginaire.
L’homme a dû être nyctalope (celui qui peut voir dans l’obscurité et dans la nuit).
Dans un article très documenté publié sur le site de ScienceDirect et intitulé L’utilisation des reliefs pariétaux dans la réalisation des signes au Paléolithique supérieur, son auteur, Éric Robert, mentionne clairement que « L’utilisation des volumes pariétaux est considérée comme une caractéristique de l’art paléolithique. «
« La forme du grand plafond d’Altamira n’a le plus souvent été soulignée que pour son
originalité, alors même que le rôle du support est déterminant dans la forme même des bisons,
dont le tracé s’inscrit au sein des bosses et dont le contour suit le rebord naturel de ces bosses. »
Le Docteur Pales (1969) fait cette remarque révélatrice :
« Les graveurs ont beaucoup plus souvent opéré sur des surfaces accidentées que sur des surfaces planes, alors qu’ils avaient la liberté du choix. «
Annette Laming-Emperaire met en avant que « le modelé de la paroi ait guidé la main et l’imagination des artistes quaternaires »
La paréidolie, cette disposition à discerner formes et visages aussi bien que l’attention à discerner le moindre mouvement, ont dû constituer les qualités primordiales de notre survie autant que contribuer à peupler notre imaginaire et stimuler notre perception créative.
Et c’est évidemment sur les murs que cette opération picturale première a pu se concrétiser dans l’évidence des points de vue.
Anamorphose
Les formes vues dans la pénombre font apparaître l’image d’animaux sur les parois murales des cavernes. Paréidolies. Regard du créateur qui s’appuie sans doute autant sur les images qu’il projette que sur une perception et une observation réceptive. Ces images apparaissent de face mais aussi latéralement, de biais, soit en anamorphose. Le conditionnement qui régit depuis des siècles notre mode de perception (et mode de représentation) n’opère pas encore. L’homme des cavernes en utilisant les reliefs, cavités et ondoiements des surfaces rocheuses murales a pu pratiquer l’anamorphose de façon involontaire, spontanée, instinctive, sans vraiment le savoir.
Magie de cette opération liant une vision (forme qui s’impose, se révèle et tout à coup apparaît) et l’acte pictural qui ne fait souvent que souligner la forme perçue, respectueux de l’apparition. La paréidolie s’associe à l’anamorphose.
La lumière et l’ombre jouant sur les reliefs des parois ont dû solliciter celui qui découvrait soudain la forme d’un animal et l’inciter à souligner simplement, appuyer ou compléter d’une ombre l’image apparue sous un certain point de vue.