L’anamorphose
L’anamorphose est une particularité étonnante de la perspective.
Bref parcours historique et géographique avec les contributions essentielles d’Albrecht Dürer (1471-1528), d’Emmanuel Maignan (1601-1676), de Jean-François Nicéron (1613-1646) et d’Hans Holbein le Jeune (1497-15430).
L’anamorphose consiste à créer une image déformée qui se recompose à un point de vue préétabli et privilégié.
Belle illustration de l’anamorphose, du moins de l’importance du point de vue dans l’anamorphose. L’image projetée qui apparait sur le mur résulte de l’image déformée à dessein qui l’a produite.
« La perspective est généralement considérée, dans l’histoire de l’art, comme un facteur de réalisme restituant la troisième dimension. C’est avant tout un artifice qui peut servir à toutes les fins. Nous en traitons ici le côté fantastique et aberrant : une perspective dépravée par une démonstration logique de ses lois. »
Introduction du livre Anamorphoses, ou Thaumaturgis opticus, de Jurgis Baltrusaitis, Flammarion.
Anamorphose vient du grec ana : en remontant, retour vers, transposition et morphe : forme. Transformation.
Perspective
Albrecht Dürer. Le portillon, dispositif pour dessiner une perspective exacte pour un point de vue unique. 1525
Le fil tendu entre l’objet et le point de vue permet de déterminer point par point l’image sur le plan du portillon qui est rabattu pour chaque report.
Perspective : projection d’un objet sur un plan (mur ou tableau) telle que sa représentation sur ce plan coïncide avec la perception visuelle qu’en aurait un observateur en un point donné.
L’anamorphose d’Emmanuel Maignan à Rome
Emmanuel Maignan. Saint François de Paule. Cloître de la Trinité des Monts, Rome. 1642
Pour créer l’anamorphose Maignan utilise le principe du portillon de Dürer en l’inversant. Au lieu de partir d’un objet et d’en construire l’image, l’image existe préalablement et l’objet à créer est l’anamorphose qui en est la projection sur le mur.
L’utilisateur du dispositif se sert de l’image installée sur le portillon (en haut, à gauche, au dessus du radiateur) pour en faire la projection point par point par le système du fil tendu entre le point de vue et le mur.
En quittant le point de vue privilégié et en s’avançant dans le couloir, l’anamorphose apparait dans sa déformation.
Petit détour éclairant:
De l’anamorphose à la paréidolie, il n’y a qu’un pas que le regard franchit aisément.
> Histoire de regard et création d’images depuis nos origines.
Pareidolia : Shakespeare et Da Vinci
J.F. Niceron (1613-1646) physicien et mathématicien français. Entre dans l’Ordre des Minimes. Il manifeste un vif intérêt pour l’optique, la perspective et les anamorphoses.
Son traité, La perspective curieuse fut publié en 1638 puis re-publié après sa mort à l’âge de 33 ans.
Jean-François Nicéron établit une méthode où l’image dont on souhaite faire une anamorphose est déformée géométriquement à l’aide d’une grille que l’anamorphose soit directe (murale, de sol ou de plafond) ou révélée par un miroir cylindrique ou conique.
Les anamorphoses catoptriques requièrent la médiation d’un miroir à la différence des anamorphoses optiques (directes). Le miroir en est la grille de lecture révélatrice indispensable.
Il existe d’autres types d’anamorphoses qui peuvent être dessinées et peintes sur une variété infinie de surfaces ou de plans plus ou moins complexes, mais perçu depuis un point de vue privilégié et déterminé.
Illustrations extraites du traité de Jean-François Niceron : La perspective curieuse
Anamorphose
Les Ambassadeurs, tableau de Hans Holbein
Les Ambassadeurs, tableau de Hans Holbein (1533), National Gallery, Londres.
Vous pourrez savourer le tableau de Hans Holbein, l’analyser dans tous ses détails (zoom) grâce au site de Google, Art Project, magnifique réalisation.
Vous pouvez cliquer pour les agrandir sur toutes les images
Merveille de précision et de rigueur perpective, très belle peinture en trompe-l’oeil.
Un globe terrestre dont j’ai retourné l’image pour un meilleur examen.
Le livre d’arithmétique représenté est un traité plus pratique que théorique, référence aux marchands. Le personnage, Georges de Selve est le descendant d’une famille de marchands dont la réussite a permis à G. de Selve de devenir évêque.
Richesse des détails cachés de la peinture d’Holbein, la petite tête de mort noir-argentée dans le béret de Jean de Dinteville, l’ambassadeur de France en Angleterre (qui se tient à gauche dans le tableau).
Une représentation inhabituelle, une vue latérale d’un Christ émergeant à peine d’un repli de tenture.
Le tableau de Hans Holbein recèle une image cachée, secrète pour celui qui la découvre…
« Un singulier objet, pareil à un os de seiche, flotte au-dessus du sol : c’est l’anamorphose d’un crâne qui se redresse lorsqu’on se place tout près, au-dessus, en regardant vers la gauche. Un sens caché et une solennité pèsent lourdement sur toute la scène. »
Anamorphoses, ou Thaumaturgis opticus, Jurgis Baltrusaitis, Flammarion.
«Le premier acte se joue lorsque le visiteur entre de face, par la porte principale et se trouve confronté aux deux Seigneurs qui apparaissent au fond de la salle comme au théâtre. Il est émerveillé par leur allure, par la somptuosité de l’apparat, par la réalité intense de la figuration. Un seul élément le trouble : l’étrange corps au pied des personnages. Il avance pour voir les choses de près. Le caractère physique et matériel de la vision se trouve encore accru lorsqu’il s’en approche, mais l’objet singulier n’en reste que plus indéchiffrable. Déconcerté, le visiteur se retire par l’issue de droite, la seule ouverte, et c’est le deuxième acte. En s’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regard au tableau, et c’est alors qu’il comprend tout : le rétrécissement visuel oblitère complètement la scène perceptible de face et fait apparaître la figure cachée. Au lieu de la splendeur humaine, il voit un crâne. Les personnages et tout leur attirail scientifique s’évanouissent et, à leur place, surgit le signe de la Fin. La pièce est terminée.»
« Or, dans le tableau des Ambassadeurs, que voyez-vous ? Quel est-il, cet objet étrange, suspendu, oblique, au premier plan en avant de ces deux personnages ? »
« Commencez à sortir de la pièce où sans doute il (le tableau) vous a longuement captivé. C’est alors que, vous retournant en partant, vous saisissez sous cette forme quoi ? une tête de mort. »
« Ce tableau n’est rien d’autre que ce que tout tableau est, un piège à regard. Dans quelque tableau que ce soit, c’est précisément à chercher le regard en chacun de ses points que vous le verrez disparaître. »
« Dans le tableau d’Holbein, je vous ai montré, sans plus dissimuler que je ne fais d’habitude le dessous des cartes, le singulier objet flottant au premier plan, qui est là à regarder, pour prendre, je dirais presque prendre au piège, le regardant, c’est à dire nous. C’est, en somme, une façon manifeste, sans doute exceptionnelle et due à je ne sais quel moment de réflexion du peintre, de nous montrer que, en tant que sujet, nous sommes dans le tableau littéralement appelés, et ici représentés comme pris. Car le secret de ce tableau, dont je vous ai rappelé les résonances, les parentés avec les vanitas, de ce tableau fascinant de présenter, entre les deux personnages parés et fixes, tout ce qui rappelle, dans la perspective de l’époque, la vanité des arts et des sciences, – le secret de ce tableau est donné au moment où, nous éloignant légèrement de lui, peu à peu, vers la gauche*, puis nous retournant, nous voyons ce que signifie l’objet flottant magique. Il nous reflète notre propre néant, dans la figure de la tête de mort. Usage donc de la dimension géométrale de la vision pour captiver le sujet, rapport évident au désir qui, pourtant, reste énigmatique. »
* c’est en fait en sortant vers la droite du tableau
« Comment se fait-il que personne n’ait jamais songé à y évoquer l’effet d’une érection ? Imaginez un tatouage sur l’organe ad hoc à l’état de repos et prenant, dans un autre état, sa forme, si j’ose dire, développée. »
Extraits de : Le séminaire, livre XI ,Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, de Jacques Lacan, Seuil.
Vanité: représentation picturale évoquant la précarité de la vie et l’inanité des occupations humaines. Crânes, bulles, fleurs, fruits, papillons, instruments de musique et horloges font partie du répertoire pictural des vanités.
Pour une analyse plus historique et un inventaire précis des objets présents dans la peinture d’Holbein, voir l’article de Wikipedia
Sur l’anamorphose et autour de la peinture murale, consulter la bibliographie